La grande revanche de Keynes. (Laurent Joffrin)
Tout de même, pour se hisser à la hauteur des enjeux du siècle nouveau, il faudra bien faire le compte des dogmes économiques qui viennent d’être pulvérisés par la crise de la Covid.
En faisant voter par le Congrès américain un plan colossal de relance de l’activité, Joe Biden en donne l’illustration la plus spectaculaire. Quelque 1900 milliards de dollars d’argent public seront prochainement injectés dans l’économie américaine, en contradiction avec tous les principes professés depuis trois ou quatre décennies par l’orthodoxie conservatrice.
Sous l’empire de la nécessité, cette intervention massive est devenue la règle sur la planète, puisque l’Europe – ou la Grande-Bretagne sortie de l’Union – ont, elles aussi, sacrifié à la relance publique, sans parler de la Chine ou du Japon, qui la pratiquent en permanence. Qu’on ne vienne plus, dès lors, nous seriner que les solutions de type socialiste ou social-démocrate sont dépassées. Elles tendent au contraire à devenir l’alpha et l’oméga des grands pays, quelle que soit leur orientation politique. Rappelons que Donald Trump lui-même, quoiqu’idole du Parti républicain, avait lui aussi procédé à une relance de ce genre, pour quelque 900 milliards. On sort ainsi d’une longue période libérale pendant laquelle il n’était question que de libérer les marchés, réduire les impôts, favoriser les profits, juguler la création monétaire et assurer, perinde ac cadaver, le respect des grands équilibres. Ringardisé par l’establishment qui ne jurait plus que par la « création de valeur » et le recul de l’État, le pilotage de l’économie par la puissance publique revient en force. C’est la grande revanche de Keynes sur les derviches tourneurs de l’orthodoxie.
On remarquera aussi que le plan Biden comprend une subvention massive et directe au pouvoir d’achat des classes pauvres, ce qui fait justice du cliché selon lequel il y aurait en économie une « pensée unique », ou un « cercle de la raison » favorable aux seules classes dirigeantes. En congédiant Trump, les électeurs américains ont fait le choix d’une politique de gauche, ou de centre-gauche : elle entre aussitôt en vigueur.
La leçon vaut pour l’avenir. Si les gouvernements sont fondés à renverser les dogmes pour redresser l’économie, pourquoi ne le seraient-ils pas pour sauver la planète ou combattre les injustices qui mettent en danger la stabilité des démocraties ? Non pour dépenser ad libitum sans se soucier le moins du monde des risques de crise financière ou de retour de l’inflation. Il y aurait grand danger à confondre la Banque centrale européenne avec une corne d’abondance. Mais, en tout cas, pour prévoir les investissements publics et la planification démocratique nécessaires. Il s’agit d’organiser la transition énergétique et le tournant social-écologique qu’imposent la lutte pour le climat et l’humanisation de l’économie mondialisée. Le laissez-faire libéral n’est plus de saison. Si l’on veut que le monde d’après ne soit pas la réplique en pire du monde d’avant, il n’y a pas d’autre voie que l’invention d’un « éco-keynésianisme » du XXIe siècle, dont les prémisses s’installent sous nos yeux.
Laurent Joffrin