L’imposition des Français de l’étranger : sortir du tabou par Gabrielle Durana

/ janvier 21, 2011/ Libre opinion

(Gabrielle Durana, Agrégée d’économie est également auteur de la chronique : Chronique du tsunami financier)

San Francisco – En octobre 2010, Jérôme Cahuzac, président de la commission des Finances à l’Assemblée nationale a déclenché une polémique en proposant d’étendre l’assiette de l’impôt sur le revenu aux Français établis hors de France[1]. La majorité UMP a aussitôt dénoncé la volonté d’instaurer « l’impôt mondial » par les socialistes ; dont le groupe parlementaire avait adopté l’amendement à l’unanimité. De son côté, la fédération des Français de l’étranger de ce même parti avait publié un communiqué critiquant la mesure car elle colportait le stéréotype de l’évadé-fiscal alors que l’immense majorité des 2 millions de Français établis hors de France sont des binationaux durablement installés à l’étranger et vivant du fruit de leur travail. Finalement, l’amendement a été rejeté en commission. En réalité, la proposition du député du Lot et Garonne ne visait que les revenus supérieurs à 200.000 euros[2]. Pourquoi ce détail n’a-t-il pas réussi à percer le tapage médiatique ? Comment discuter sereinement de l’imposition des Français de l’étranger ?

En règle générale, l’assujettissement à l’impôt suit un critère de résidence. Une personne physique paye ses impôts dans le pays où elle a son centre principal d’activités professionnelles et/ou familiales. En application de l’article 4A du Code Général des Impôts, les personnes dont le domicile fiscal est situé hors de France ont une obligation restreinte, c’est-à-dire applicable aux seuls revenus réputés de source française.

Les Etats-Unis, de leur côté imposent leurs ressortissants vivant à l’étranger en vertu d’un critère de nationalité. Toutefois, il existe un plancher en deçà duquel les revenus du travail sont non-imposables (92.900$ en 2011). De plus, un crédit d’impôt correspondant au montant de l’impôt payé à l’étranger s’applique à tous les revenus, quelle que soit leur nature. Il n’est pas possible de cumuler les deux dispositifs pour un revenu donné ; en revanche, on peut les utiliser en concomitance, pour des revenus de nature différente.

Si chaque Etat appliquait ses règles unilatéralement, les personnes vivant à l’étranger subiraient une double-imposition quasi systématique. Pour l’éviter, les Etats signent des traités internationaux. Au 1er janvier 2010, la France a ainsi établi des conventions fiscales bilatérales avec près de 140 pays et l’Allemagne avec 104[3] ; les Etats-Unis moins amoureux du multilatéralisme n’en ont signé à ce jour que 42.

L’imposition des Français de l’étranger est un sujet politiquement explosif. Si l’on veut réfléchir à l’opportunité de sa mise en place, on peut envisager trois façons de poser le problème :   

L’analyse par le retour sur investissement : suivant cette école de pensée, les Français de l’étranger ont eu un coût passé (éducation éventuellement jusqu’au supérieur, couverture médicale de la naissance au départ de France etc.) et présent (entretien des consulats –ces mairies de l’étranger-, bourses scolaires, aides sociales modestes). Ce coût pour les finances publiques doit être relativisé car ils « rapportent » également ; en termes de devises dépensées lors des vacances, d’achat et d’entretien de résidences secondaires, d’influence dans le monde… Selon que l’on est partisan ou opposé à la création d’un impôt supplémentaire, on fera pencher la balance du côté de l’actif ou du passif [Voir encadré].

Cette analyse achoppe sur le caractère difficilement quantifiable de certains éléments. Par exemple, comment évaluer la contribution au rayonnement de la France ? Et le différentiel de production marchande entre un chercheur qui a eu plus de moyens pour conduire ses travaux à l’étranger que son homologue resté en France ? De plus, contrairement à une idée reçue, les Français vivant à l’étranger payent déjà des impôts en France, auprès de la trésorerie des non résidents (TNR). Pour être juste, il faut donc réintégrer leur quotité. Or « le montant de l’impôt versé uniquement par les personnes françaises, fiscalement non résidentes en France ne peut être calculé dans la mesure où l’information sur la nationalité des contribuables, qui n’est d’aucune utilité en matière de territorialité de l’impôt, n’est pas mentionnée dans les sources déclaratives à la disposition de l’administration fiscale » [4]. Autrement dit les données fiscales ne distinguent pas entre Français non résidents et étrangers non résidents. On sait seulement que « 201 000 foyers de nationalité française ou non sont fiscalement qualifiés de non résidents en France au titre des revenus 2007 et qu’ils ont acquitté en France, au titre de cette même année, un impôt sur le revenu de 470 millions d’euros. »[5]

Dans la deuxième approche, on estime qu’une petite partie des ressortissants vivant à l’étranger jonglent entre les législations fiscales de différents pays pour échapper à l’imposition. L’Etat peut décider de taxer ces personnes à forte situation nette et bénéficiant de capitaux importants, parties vivre sous les cocotiers : parce que ça lui rapporte, qu’il en a la volonté politique et dispose de moyens de coercition par delà les frontières.

Les Etats-Unis, avec leur puissante administration fiscale (l’« Internal Revenue Services » ou IRS) ont mené un bras de fer victorieux contre la Suisse et obtenu les noms de contribuables américains détenant des comptes à l’Union des Banques Suisses. Le fisc américain exige même en vertu de l’article 877A[6] du Internal Revenue Code[7] que les riches qui abandonnent la nationalité américaine s’acquittent d’une « taxe de départ », calculée sur le montant de la plus-value fictive sur la vente de leurs avoirs mondiaux, au prix du marché la veille de l’abandon de la nationalité. Toute plus-value supérieure à 600.000$ est imposable.

Les Etats-Unis sont souvent cités en modèle difficile à imiter. Toutefois, comme le montre une étude de législation comparée de janvier 2009[8], outre les Etats-Unis, des pays comme l’Espagne, le Portugal, l’Angleterre, l’Allemagne et l’Italie pénalisent financièrement leurs ressortissants lorsqu’ils s’établissent dans des paradis fiscaux. Pour autant la liste de ces paradis est subjective, ainsi Andorre n’est pas un paradis fiscal pour l’Espagne, ou les îles Caïman pour les Etats-Unis. Mais les dispositifs pour taxer d’éventuels évadés fiscaux existent chez nos voisins de taille et d’influence comparables. Par exemple, en Allemagne, l’obligation fiscale limitée étendue s’applique l’année où le transfert de domicile a lieu ainsi que durant les dix années suivantes. Elle se traduit par un élargissement de l’assiette imposable et par l’application d’un taux majoré. De plus, au moment de leur expatriation, les contribuables qui ont eu leur domicile fiscal pendant au moins dix ans en Allemagne et qui détiennent une participation d’au moins 1% dans une société de capitaux sont imposés sur leurs plus-values latentes. De même en Espagne ou au Portugal, les personnes qui transfèrent leur domicile dans un Etat ou un territoire dont le régime fiscal est « manifestement plus favorable » sont toujours considérées comme résidentes pendant l’année du transfert et les quatre années suivantes[9]. On dit qu’elles sont placées en « quarantaine fiscale ».

De son côté, la France vient d’annoncer qu’elle va élargir aux contribuables qui ne sont pas domiciliés en France les bénéfices du « bouclier fiscal », pour respecter le droit de ses riches à la libre-circulation au sein de l’Union Européenne. 

Ces dispositifs de taxation outre-frontière fonctionnent-ils ? Selon l’économiste Emmanuel Saez[10], les Etats-Unis récupèrent 5 milliards de dollars (2006) soit 0,5% de l’impôt sur le revenu, grâce aux revenus des Américains de l’étranger. Le Government Accountability Office, l’équivalent américain de la Cour des comptes, a produit deux rapports déjà anciens[11] qui concluaient : « le nombre de déclarations remplies révèle un certain manque de fiabilité et le montant des impôts dus par les non-déclarants est inconnu ». Michael Jaffe, avocat fiscaliste aux barreaux de New York, de Californie et des Hauts de Seine estime que « les moyens humains pour traduire les documents et analyser les croisements de données sont insuffisants ».

Par conséquent, il apparaît que l’imposition des évadés fiscaux outre-frontière se pose moins en termes de pragmatisme que d’expression du pouvoir régalien pour le principe.

Une dernière manière de débattre de l’imposition des Français vivant à l’étranger consiste à poser la question en termes de contrat social. L’histoire a montré qu’il existe un lien indéfectible entre paiement de l’impôt et représentation nationale. Lors de son sermon de Boston de 1750, le révérend Jonathan Mayhew a lancé son cri de ralliement « no taxation without representation » c’est à dire « pas d’imposition [des colonies] sans représentation [au Parlement britannique] ». Ce fut le point de départ vers la guerre d’Indépendance. En 1789, un roi désargenté a convoqué les Etats généraux. Ils se réunirent le 5 mai, se transformèrent en Assemblée nationale le 17 juin et en Assemblée constituante le 9 juillet. Ce fut la fin de l’Ancien Régime…

La réforme constitutionnelle de juillet 2008 institue 11 députés des Français de l’étranger[12], en sus des 12 sénateurs pour les Français établis hors de France. On peut se poser la question de la légitimité d’une représentation sans taxation, c’est-à-dire de personnes, selon la célèbre formule de Barnave « chargées de vouloir pour la Nation », mais dont le vote en matière fiscale n’aurait pas de conséquences sur les électeurs qui les ont portées au Palais Bourbon. Certes, il y a les conventions fiscales, mais que dirait-on si les députés de Paris votaient des impôts qu’ils feraient « subir » à la province ? Répondre que 46.3% des Français ne paient pas l’impôt sur le revenu et ne sont pas pour autant, heureusement, privés du droit de vote ou d’accès aux services publics élude la question. En effet l’article 13 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dispose que la « contribution commune est indispensable. Elle doit être également répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs facultés. »  Pourtant, « le vouloir vivre ensemble », définition de la nation donnée par Renan, de personnes qui ont quitté leur pays de leur propre chef, est remis en question par leur expatriation même et force à s’interroger sur la permanence du pacte social. Ainsi, le débat sur l’imposition à l’étranger invite à redéfinir l’idée de nation dans un monde globalisé et hyperconnecté.

Gabrielle Durana


[1] Nouvel Observateur, 6 octobre 2010 “Cahuzac veut faire payer des impôts aux Français de l’étranger”.

[2] Nouvel Observateur, 21-27 octobre 2010 « L’idée américaine De Cahuzac » de Sophie Fay.

[3] 2007.

[4] Réponse de M. le ministre du budget, des comptes publics, de la fonction publique et de la réforme de l’État publiée dans le JO Sénat du 16/07/2009 – page 1801 à la question écrite n° 08455 posée par M. Richard YUNG, sénateur des représentant les Français établis hors de France.  

[5] idem

[6] “Heroes Earnings Assistance and Relief Tax Act” (Heart) de 2008 

[7] Code fédéral des Impôts

[8] « L’imposition des revenus des expatriés dans le pays d’origine », Sénat, numéro 192, du 21 janvier 2009.

[9] Il s’agit d’une présomption simple et les intéressés peuvent établir leur bonne foi en prouvant que leur transfert est motivé par exemple par l’exercice de leur activité professionnelle.

[10] Nouvel Observateur, 21-27 octobre 2010 « L’idée américaine De Cahuzac » de Sophie Fay.

[11] GGD-93-93 Tax Administration: IRS Activities to Increase Compliance of Overseas Taxpayers, 05/18/1993 et GGD-98-106 Tax Administration: Nonfiling Among U.S. Citizens Abroad, 05/11/1998

[12] La première élection aura lieu en juin 2012.

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Les Français de l’Etranger : un bon investissement pour la France ?

Sur la base du budget 2010, on peut évaluer les dépenses des Français de l’étranger comme suit :

 Programme 151 –

Action 1 : service public de qualité (réseau consulaire et aides aux Français) : 180  millions€
Action 2 : accès des élèves français au réseau (bourses et Prise En Charge[1]) : 106 millions€

 Programme 185 –

Action 5 : service public de l’enseignement à l’étranger : 420 millions €

 NB : Il ne faut pas comptabiliser… le réseau diplomatique :

Programme 105 action 7 : 485 millions €                             

Ni le soutien administratif central du Ministère des Affaires Etrangères 

Programme 105 action 6 : 240millions €

Ni le réseau langue et culture française et échanges scientifiques :

Programme 185 actions 1, 2 et 3 : 175 millions €

car ils ne sont pas destinés aux Français de l’étranger.

Recettes engendrées par les Français de l’étranger :

Les Français établis hors de France acquittent une partie des impôts reçus par le centre des impôts des non résidents (montant total 450 millions€)

NB : en prenant en charge une grande partie du financement du système éducatif à l’étranger, ces Français font « économiser » à la collectivité 600 millions € versés par les familles toute nationalité confondue – 60% des élèves dans les lycées français à l’étranger sont Français.

Il y a aussi une contribution indirecte par le réseau des entreprises françaises (ou détenues par des Français)  et qui participent aux exportations françaises. La TVA versée lors des séjours de vacances et pas toujours réclamée à l’aéroport. Le rayonnement de la France par les Français qui réussissent…


[1] Les classes de 2nde à la Terminale à l’étranger sont prises en charge par le budget de l’Etat. Les autres niveaux sont payants.

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